Au fil de l'eau

Au fil de l'eau

lundi 8 juin 2020

Fais pas ci, fait pas ça !

 

Fais pas ci, fait pas ça ! Une chanson pleine d'humour et de fantaisie mais jamais superficielle, comme toutes celles de l'ami Jacques Dutronc qui nous accompagne depuis tant d'années. Avec cette chanson, presque une comptine,  je ne peux m'empêcher de vous livrer cette petite anecdote qui me revient spontanément car elle est devenue légendaire dans la famille :  « Marc-mets-ton-bonnet ! » répétait si souvent notre amie à son jeune rejeton de trois ou quatre ans.

Aujourd'hui, Marc a plus de 50 ans, j'ignore s’il porte régulièrement un bonnet et s'il obéit toujours à l'ancienne consigne, mais cet amical surnom de sa maman a perduré au fil des années…
Tout ceci pour dire combien ces injonctions nous poursuivent…. Pour moi, petite, c'était « Tiens-toi droite ! ». Il y avait aussi : « Mange, avale » alors que les fils des haricots formaient des pelotes dans ma bouche et que passer à table était un calvaire immuablement répété. Et le terrorisant « Range tes jouets", alors que malgré tous mes efforts, le résultat n'était jamais à la hauteur escomptée, mon idée de l'ordre devait différer sensiblement de celle de ma mère….

Pour un enfant du voisinage que nous connaissions bien,  c'était : « Plus tard, tu balayeras la rue ! ». Ce qui, pour des parents remplis de tant d'espoirs pour leur progéniture, devait impliquer le rejet absolu des zéros et de tout pâtés à l'encre violette sur le cahier. Mais voilà,  les choses ne se passent pas toujours comme elles devraient. 

Balayer la rue ! C'était précisément le métier qui pouvait faire rêver l'enfant. Un métier où la nature et la poésie auraient toute leur place, un vrai métier utile à ses concitoyens.  « les feuilles mortes se ramassent à la pelle » chantait à l'époque Yves Montand de sa voie chaude et douce. Et même, sur une belle image colorée cachée au fond de son tiroir, un vieux bonhomme balayait les nuages pour l'arrivée de saint Nicolas. Pourquoi pas ? Question  avenir,  l'enfant n'avait qu’une seule certitude, il ne travaillerait pas enfermé dans un bureau, ça  jamais. 
 
Des gens dans des bureaux, justement, il en connaissait : des cousins, des amis de ses parents, il était même allé les voir, dans leur fameux bureau,  les jours où la maîtresse avait conférence pédagogique, ou certains lundis matin, lorsque l'école devait rester fermée pour être désinfectée des mille et un miasmes semés la veille sans aucun doute par la foule qui s'était pressée aux urnes. C'est que l'on votait fort à cette époque !  
Donc à la question sempiternellement posée de son avenir,  l'enfant n'osait pas avouer qu'il voulait justement balayer la rue !   Faire joliment voler les feuilles multicolores de l'automne au bout de son balais ; l'hiver aménager les longs chemins enneigés  qui montaient vers les fermes isolées pour permettre au facteur d'effectuer sa tournée, et pourquoi pas, installer parfois un beau bonhomme de neige au carrefour des Quatre routes, avec carotte et vieux chapeau, on en trouvait toujours,  juste pour décorer et qui ne fondrait pas dès le premier rayon du soleil. Il ne plaindrait pas son temps ! Avec lui, à chaque saison, le village serait beau. Il connaissait bien le cantonnier actuel, il l'accompagnait souvent sur le chemin au retour de l'école et il l'aimait beaucoup.

Mais que fallait-il donc pour réaliser son rêve ? 
Une seule consigne,  surtout ne pas bien travailler à l'école,  c'était la clef. Le malheur dans son cas, c'est qu'il était plutôt bon élève. Les quatre opérations n'étaient tout de même pas si compliquées et les poésies qu'il fallait connaître par cœur l'enchantaient le plus souvent. « Demain, dès l'aube,  à l'heure où blanchit la campagne, » il adorait. Une seule lecture lui avait suffit pour connaître sans omettre une seule virgule, le cheminement nostalgique du vieux père Hugo.
Le lendemain matin, sur l'estrade : « Demain, dès l'aube… » silence de l'enfant. « A l'heure… »  souffle la maîtresse, « A l'heure… » répète l'enfant devenu muet. La maîtresse est déconcertée,  son meilleur élève.  Impossible d'imaginer que l'enfant, cet enfant là, puisse ignorer cette poésie tellement sensible pour lui. Mystère.
Aujourd'hui certainement, une batterie de psycho-ceci, psycho-cela se bousculerait pour examiner le délinquant et qui sait, peut-être démontrer la supercherie. Mais dieu merci à cette époque,  rien de semblable hormis la perplexité de la maîtresse devant ce poète rêveur  en herbe, et bien sûr le désespoir des parents : «  Que va-t-on faire de toi mon pauvre petit ? Tu ne seras bon qu'à balayer la rue ! ».

A l'extérieur, l'enfant montrait la figure du désespoir, il fallait tenir bon, l'affaire était loin d'être gagnée, mais tout au fond de lui, son cœur vagabondait déjà : du jardin du monument aux morts à l'espace du champs de foire, puis vers les allées fleuries du petit cimetière qu'il entretiendrait avec tout l'amour des ancêtres qui reposent là paisiblement. Ce n'est pas lui qui irait bétonner ! Lorsqu’il serait grand, lorsqu’il serait enfin grand, le cancre éclairerait de son travail les rues et les mille kilomètres de chemins creux de son village. Et la cour de la mairie, et l'office du tourisme…  Son village sera le plus beau des villages, et tout cela grâce à la prédiction d’une bonne fée cachée au fond du cœur de sa maman. Car comme chacun le sait depuis la nuit des temps :  les mamans savent toujours ce qui est bon pour leurs enfants !

Appendice.
 Aujourd'hui l'enfant est devenu grand. Il n'est jamais devenu le cantonnier de son village, les forces à l'œuvre conjuguées de l'école et de sa maman ont eu raison de ce  projet bucolique. Toutefois, malgré tout fidèle à son inspiration,  il est devenu jardinier. Un grand jardinier.  Sorti d'une belle école.  Mais comble de la désolation,  il travaille dans un bureau !  Derrière son ordinateur, il dirige une armée de jeunes  jardiniers qui chacun œuvrent modestement  à la beauté des plus somptueux jardins du pays, ceux-là même  qui peut-être il n'y a pas si longtemps encore s'entendaient à leur tour rabâcher « plus tard tu balayeras la rue mon fils ! ».
Il les regarde, il les envie, son imaginaire vagabonde encore et souvent le soir, lorsque la foule déserte les allées, ou à l'heure de la rosée, il s'en va revivre son rêve et peut-être à son tour former des vœux pour l'avenir de ses enfants.

Simone, Février 2020

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